Avant propos :

Il n’existe pas de définition officielle de l’altruisme efficace. Ce texte de William MacAskill est cependant ce qui s’en rapproche le plus, et c’est pourquoi j’ai décidé de le traduire. 

Néanmoins, beaucoup de termes essentiels à la compréhension de ce texte ne sont pas aisés à traduire. Soit parce qu’il n’existe pas de mot équivalent en français, soit parce que certains mots sont connotés différemment dans le paysage philosophique anglo-saxon. Je profite donc de cet avant propos pour m’adonner à quelques précisions.

Tout d’abord, sur le “bien” et les expressions “faire le bien” ou “promouvoir le bien”. Si en français le terme sonne manichéen et quelque peu douteux, il est largement utilisé par les philosophes moraux anglophones. Pour les personnes peu familières de l’usage du mot “bien” dans ce sens, je suggère d’y lire à la place “impact positif sur le monde” (et l’expression “faire le bien” par “avoir un impact positif sur le monde). Les deux expressions ne sont pas identiques mais peuvent à mon sens être interchangées dans le contexte de ce texte.

J’aimerais aussi revenir sur le mot “welfarism” employé dans le texte. A ma connaissance, ce mot ne dispose d’aucun équivalent dans le langage courant, et ne doit pas être confondu avec le sens qui lui est parfois donné au sein du mouvement animaliste. J’ai donc décidé de le “traduire” par welfarisme (oui, cela m’a demandé un effort dingue d’imagination). Puis je me suis rendu compte que le mot avait en fait une entrée sur wikipedia, avec une définition tout à fait claire et adaptée, alors je vous la partage ici :
Le welfarisme, de l’anglais « welfare » signifiant « bien-être », est une forme de conséquentialisme qui, en tant que tel, est basé sur le postulat que les actions, politiques et/ou règles doivent être évaluées sur la base de leur conséquence. Le welfarisme est de l’avis que les conséquences morales significatives sont l’impact sur le bien-être humain ou animal.

Enfin, j’ai agrémenté le texte de quelques notes de traduction (NdT), directement incluses dans le corps, pour ne pas modifier les notes de bas de page ordonnées comme dans le texte original. A ce propos, et parce que je suis trop fainéant pour mettre en place un meilleur système, je vous invite à ouvrir deux pages web lors de votre lecture, dont une centrée sur les notes de bas de page pour ne pas avoir à multiplier les allers retours. Sur ce, je vous souhaite une bonne lecture ! 


La définition de l’altruisme efficace, par William MacAskill

Il y a de nombreux problèmes dans le monde aujourd’hui. Plus de 750 millions de personnes vivent avec moins de 1,90 dollars par jour (en parité de pouvoir d’achat).[1] Environ 6 millions d’enfants meurent chaque année de causes facilement évitables telles que le paludisme, la diarrhée ou certaines pneumopathies.[2] Le changement climatique va provoquer des désastres environnementaux et coûter à l’économie des milliards de milliards de dollars.[3] Un tiers des femmes dans le monde ont subi des violences sexuelles ou physiques au cours de leur vie.[4] Plus de 3 000 ogives nucléaires sont en état d’alerte élevé, prêtes à être lancées dans le monde entier à tout moment.[5] Les bactéries deviennent de plus en plus résistantes aux antibiotiques.[6] La polarisation au sein de nos sociétés s’accentue, et la démocratie pourrait être en déclin.[7]

Étant donné qu’il existe tant de problèmes dans le monde, et que ces problèmes sont graves, nous avons certainement la responsabilité de faire quelque chose pour y remédier. Mais quoi ? Il y a d’innombrables problèmes que nous pourrions essayer de résoudre, et de nombreuses manières de traiter chacun de ces problèmes. De plus, nos ressources sont rares. De sorte que nous ne pouvons pas, en tant qu’individus et même à l’échelle du monde entier, résoudre tous ces problèmes en même temps. Nous devons donc prendre des décisions sur la manière d’allouer les ressources dont nous disposons. Mais sur quelle base devrions-nous prendre de telles décisions ?

Le mouvement de l’altruisme efficace propose une nouvelle approche. Les personnes adhérant à ce mouvement tentent de déterminer, parmi les différentes utilisations de nos ressources, celles qui auront le plus grand impact positif possible, en tâchant de considérer toutes les méthodes possibles de manière impartiale. Ce mouvement est en train de prendre de l’ampleur. Il y a maintenant des milliers de personnes dans le monde entier qui ont choisi leur carrière, au moins en partie, sur la base de réflexions issues de l’altruisme efficace. Des milliers d’individus se sont lancés dans la recherche scientifique, des think tanks, des partis politiques, l’entreprenariat social, des carrières rémunératrices (dans l’objectif de faire le bien par le biais de dons conséquents), des ONG et des associations.[8]  Chaque année, plus d’un millier de personnes au total se réunissent lors de diverses conférences Effective Altruism Global, dans des lieux aussi divers que San Francisco, Londres, Hong Kong et Nairobi.[9] Près de 3500 personnes (NdT : 5000 au moment où je traduis ce texte) ont pris l’engagement de Giving What We Can de donner au moins 10 % de leurs revenus aux organisations qu’elles estiment les plus efficaces, et ce pour le reste de leur vie. Leurs promesses de dons s’élèvent ensemble à plus de 1,5 milliards de dollars.[10] Les particuliers donnent plus de 90 millions de dollars par an aux organisations caritatives les plus recommandées par GiveWell[11]. Good Ventures, une fondation qui dispose actuellement d’un actif potentiel de 14 milliards de dollars, est attachée aux principes de l’altruisme efficace et distribue plus de 200 millions de dollars chaque année sous forme de subventions, sur les conseils de Open Philanthropy Project.[12] 

En conséquence, la communauté de l’altruisme efficace a contribué à des réalisations significatives dans les domaines de la réduction des risques catastrophiques globaux, du bien-être des animaux d’élevage, et de l’amélioration de la santé mondiale. Rien qu’en 2016, les sympathisants de l’altruisme efficace ont permis de protéger 6,5 millions d’enfants contre le paludisme en fournissant des moustiquaires imprégnées d’insecticide, d’éviter à 360 millions de poules de vivre en cage, et d’apporter une impulsion et un soutien significatifs au développement de la sûreté de l’IA en tant que domaine de recherche mainstream du machine-learning[13].

Ce mouvement a également inspiré d’importantes discussions dans le domaine académique.  Parmi les ouvrages consacrés à ce sujet, citons The Most Good You Can Do de Peter Singer et mon propre ouvrage Doing Good Better[14] ; des articles universitaires ou publications sur l’altruisme efficace, qu’ils soient favorables ou critiques, ont été publiés dans Philosophy and Public Affairs, Utilitas, Journal of Applied Philosophy, Ethical Theory and Moral Practice[15]. Un volume d’Essays in Philosophy est consacré à ce sujet, et la Boston Review a accueilli des discussions entre universitaires au sujet de l’altruisme efficace.[16]

Cependant, si nous souhaitons avoir un débat académique réellement pertinent au sujet de l’altruisme efficace, nous devons nous mettre d’accord quant à ce dont nous parlons. Ce chapitre a pour but de contribuer à cet objectif, en présentant la définition du Centre for Effective Altruism (CEA), en expliquant pourquoi le CEA a choisi cette définition, et en fournissant une interprétation philosophique précise de cette définition. Je crois que cette compréhension de l’altruisme efficace, qui est largement partagée par les membres de la communauté de l’altruisme efficace, est très différente de la compréhension de l’altruisme efficace que se figurent de nombreuses personnes du grand public ainsi que plusieurs voix critiques de l’altruisme efficace. Dans cet essai, j’explique pourquoi je préfère la définition que je donne, puis je profite de l’occasion pour corriger certains malentendus courants au sujet de l’altruisme efficace.

Avant de commencer il est important de noter que, en définissant l’ »altruisme efficace », nous ne tentons pas de décrire un aspect fondamental de la morale. Dans la recherche empirique, on peut faire la distinction entre la science et l’ingénierie. La science est la tentative de découvrir des vérités générales sur le monde dans lequel nous vivons. L’ingénierie est l’utilisation de notre compréhension scientifique pour concevoir et construire des structures ou des systèmes qui profitent à la société.

Nous pouvons faire la même distinction au sein de la philosophie morale. En général, la philosophie morale s’intéresse à la découverte de vérités générales sur la nature de la morale – l’équivalent de la science normative [NdT voir l’entrée wikipédia sur la normative science]. Mais il est également possible de trouver l’équivalent de l’ingénierie dans la philosophie morale, par exemple en créant de nouveaux concepts moraux dont l’utilisation, si elle était largement adoptée par la société, améliorerait le monde.

Définir l’ »altruisme efficace » est une question d’ingénierie plutôt que de description d’un aspect fondamental de la morale. C’est pourquoi je suggère deux desiderata [NdT : ce que l’on souhaite voir se réaliser] principaux pour cette définition. Le premier est de la faire correspondre à la pratique réelle de celles et ceux qui sont aujourd’hui présentés comme faisant partie de l’altruisme efficace, ainsi que de la rendre cohérente avec la compréhension de l’altruisme efficace qu’ont les figures importantes du mouvement. La seconde est de s’assurer que le concept a autant de valeur publique que possible. Cela signifie par exemple que nous voulons que le concept soit suffisamment large pour être adopté ou utile à de nombreuses positions morales différentes, tout en étant suffisamment précis pour permettre aux personnes utilisant ce concept de faire plus pour améliorer le monde qu’elles ne l’auraient fait autrement. Bien entendu, il s’agit là d’un exercice d’équilibre délicat.

1. Définitions antérieures de l’altruisme efficace

Le terme « altruisme efficace » a été mis au point lors de la fondation du Centre for Effective Altruism, dans le cadre d’un processus démocratique réunissant 17 personnes de l’organisation, le 3 décembre 2011.[17] Cependant, aucune définition officielle du terme n’a été introduite.  Au fil des ans, l’altruisme efficace a été défini de différentes manières par différentes personnes. En voici quelques exemples :

(1) Pour nous, « l’altruisme efficace » signifie essayer de faire le plus de bien possible avec chaque dollar et chaque heure dont nous disposons.[18]

(2) L’altruisme efficace consiste à se demander « comment puis-je faire la plus grande différence possible » puis d’utiliser des données probantes [NdT : j’utiliserai l’expression “données probantes” pour traduire le mot “evidence” car traduire avec le mot “preuves” me semble moins adapté dans ce contexte] et un raisonnement rigoureux pour essayer de trouver une réponse.[19]

(3) L’altruisme efficace est basé sur une idée très simple : nous devons faire le plus de bien possible…  Vivre une vie éthique acceptable au minimum implique l’utilisation d’une partie substantielle de nos ressources pour rendre le monde meilleur. Vivre une vie pleinement éthique implique de faire le plus de bien possible.[20]
(4) L’altruisme efficace est un domaine de recherche qui utilise des données probantes de haute qualité et un raisonnement rigoureux pour trouver comment aider les autres autant que possible. C’est aussi une communauté de personnes qui prennent ces réponses au sérieux, en concentrant leurs efforts sur les solutions les plus prometteuses aux problèmes les plus urgents du monde.[21]

(5) L’altruisme efficace est une philosophie et un mouvement social qui utilise les données probantes et la raison pour tenter de déterminer les moyens les plus efficaces pour aider les autres.[22]

Nous pouvons constater des points communs entre ces définitions.[23] Toutes invoquent l’idée de maximisation et toutes visent à atteindre une certaine valeur, qu’il s’agisse d’aider les autres ou simplement de réaliser le bien en général. Cependant, il existe également des différences. Les définitions (1) à (3) parlent de « faire le bien » tandis que les définitions (4) et (5) parlent d’ »aider les autres ». Contrairement aux autres, la définition (3) fait de l’altruisme efficace une revendication normative, plutôt qu’un projet non normatif tel qu’une activité, un domaine de recherche ou un mouvement. Les définitions (2), (4) et (5) invoquent l’idée d’utiliser des données probantes et un raisonnement rigoureux, alors que les définitions (1) et (3) ne le font pas.

La définition du Centre for Effective Altruism prend position sur chacune de ces questions, en définissant l’altruisme efficace comme suit : l’altruisme efficace consiste à utiliser des données probantes et la raison pour découvrir comment aider les autres autant que possible, et à agir sur cette base.[24]

J’ai dirigé la mise au point de cette définition, en ayant bénéficié des conseils et suggestions de nombreuses personnes impliquées dans l’altruisme efficace, et notamment de l’aide importante de Julia Wise et de Rob Bensinger. Cette définition, ainsi qu’un ensemble de valeurs fondamentales qui l’accompagnent, ont été formellement approuvées par la grande majorité des personnes influentes au sein de la communauté de l’altruisme efficace[25]. S’il n’existe pas de définition « officielle » de l’altruisme efficace, celle du Centre for Effective Altruism est ce qui s’en rapproche le plus.

Cependant, cette définition de l’altruisme efficace s’adressait au grand public plutôt qu’à une audience de philosophes, de sorte que certaines précisions ont été mises de côté en faveur d’une plus grande accessibilité. C’est pourquoi j’aimerais proposer et détailler une formulation plus précise ici. Ma définition est la suivante : 

L’Altruisme Efficace est :

(i) l’utilisation de données probantes et d’un raisonnement rigoureux pour déterminer comment maximiser le bien pour une unité de ressource donnée, en interprétant provisoirement « le bien » en termes welfaristes et impartiaux, et

(ii) l’utilisation des découvertes de (i) pour essayer d’améliorer le monde. 

(i) se réfère à l’altruisme efficace en tant que projet intellectuel (ou « domaine de recherche ») ; (ii) se réfère à l’altruisme efficace en tant que projet pratique (ou « mouvement social »). 

Cette définition est :

  • Non-normative. L’altruisme efficace se compose de deux projets, plutôt que d’un ensemble de prétentions normatives
  • Maximisante. Le but de ces projets est de faire autant de bien que possible avec les ressources qui y sont consacrées 
  • Alignée sur la science. Le meilleur moyen de déterminer comment faire le plus de bien possible est la méthode scientifique, interprétée au sens large comme reposant sur une argumentation rigoureuse, sur des modèles théoriques ainsi que des données empiriques.  
  • Provisoirement [NdT : provisoirement remplace ici “tentatively”, et doit être compris comme quelque chose de provisoire dans le cadre d’une hypothèse de travail] impartiale et welfariste. En tant qu’hypothèse provisoire ou première approximation, faire le bien consiste à promouvoir le bien-être, le bien-être de chacun comptant de manière égale. Plus précisément : pour n’importe quel mondes A et B avec tous et seulement les mêmes individus, en nombre fini, s’il existe une mise en correspondance des individus de A à B telle que chaque individu de A ait le même bien-être que son homologue de B, alors A et B sont également bons.[26]

J’expliquerai au fur et à mesure pourquoi ces choix ont été faits. 

Deux de ces choix ne sont pas controversés. Tout d’abord, chaque définition proposée de l’altruisme efficace met en avant l’idée de maximisation, et cette idée est intégrée dans presque toutes les explications des idées de l’altruisme efficace, y compris dans le titre du livre de Peter Singer, “The Most Good You Can Do”. Cependant, il existe une ambiguïté qui doit être clarifiée. On peut essayer d’augmenter la quantité de bien que l’on fait de deux façons : en augmentant la quantité de ressources que l’on consacre à faire le bien ; et en essayant d’augmenter l’efficacité des ressources allouées faire le bien. Selon la définition que je propose, l’altruisme efficace consiste à la maximisation uniquement dans ce dernier sens. Dans d’autres définitions, cela n’est pas toujours très clair. J’explique les raisons de ce choix dans la section suivante.

Ensuite, l’idée que l’altruisme efficace implique de s’appuyer sur la méthode scientifique, au sens large, est aussi clairement un élément essentiel du concept. Tous les grands organismes de recherche qui font partie de l’altruisme efficace s’appuient sur des données ou des recherches scientifiques lorsqu’il est possible de le faire, ainsi que sur des modèles théoriques et sur une argumentation claire et rigoureuse.

Mais là encore, une clarification est nécessaire. Parfois, les critiques interprètent l’adhésion de la méthode scientifique par l’altruisme efficace comme signifiant que nous nous appuyons uniquement sur des essais contrôlés randomisés (ECR). Si cela était vrai, ce serait bien sûr naïf. Mais nous devrions comprendre la « méthode scientifique » de manière beaucoup plus large que cela. Il y a certaines questions que, pour des raisons pratiques, nous ne pouvons pas évaluer directement sur la base d’un ECR, comme par exemple la probabilité de l’extinction de l’espèce humaine au cours des deux prochains siècles. Il existe également une grande variété de moyens d’obtenir des données probantes autres que les ECR, tels que les régressions, les quasi-expériences, les questionnaires ou la simple recherche de faits. Et il y a de nombreuses questions pour lesquelles les données empiriques ne sont en général pas pertinentes, comme en éthique, en épistémologie et en théorie de la décision.

Les deux aspects les plus controversés de la définition sont qu’elle est non-normative et qu’elle est provisoirement impartiale et welfariste. Je vais aborder ces deux aspects.

2. L’altruisme efficace comme un projet plutôt qu’une revendication normative

La définition de l’altruisme efficace que j’ai donnée présente l’altruisme efficace comme la combinaison de deux projets : un projet intellectuel, qui consiste à essayer de trouver comment utiliser nos ressources de la manière la plus efficace possible pour une unité de ressource donnée ; et un projet pratique, qui consiste à mettre en application les découvertes du projet intellectuel, et à utiliser certaines de nos ressources pour essayer d’améliorer le monde.

Il y a deux façons dont la définition de l’altruisme efficace aurait pu avoir un caractère normatif. Tout d’abord, elle aurait pu indiquer combien il était nécessaire de sacrifier : par exemple, elle aurait pu préciser que chacun est tenu d’utiliser autant de ressources que possible de la manière la plus efficace possible ; ou elle aurait pu indiquer une obligation de sacrifice plus limitée, comme l’obligation pour chacun d’utiliser au moins 10 % de son temps ou de son argent de la manière la plus efficace possible.

Trois raisons expliquent pourquoi nous n’avons pas inclus l’obligation de sacrifice dans la définition. Premièrement, elle était très impopulaire parmi les figures influentes de la communauté de l’altruisme efficace : lors d’une enquête menée auprès de ces personnes en 2015, 80 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles pensaient que la définition ne devait pas inclure un élément de sacrifice et seulement 12,5 % pensaient qu’elle devait en contenir un. Deuxièmement, au sein de la communauté de l’altruisme efficace au sens large, seuls certains membres pensent que l’on a l’obligation de s’engager dans un altruisme efficace ; d’autres pensent que s’engager dans un altruisme efficace fait partie d’une vie qui a un sens pour eux, mais qu’il n’y a pas d’obligation à le faire. Une enquête réalisée en 2017 auprès de 1 843 membres de la communauté de l’altruisme efficace comportait la question suivante : « Pensez-vous que l’altruisme efficace est plutôt une « opportunité » ou une « obligation » ?” En réponse, 56,5 % ont choisi « devoir moral » ou « obligation », et 37,7 % ont choisi « opportunité » (cette année-là, il n’était pas possible de choisir « les deux »).[27] Lors de la précédente enquête sur l’altruisme efficace, en 2015, 42 % des répondants ont choisi « les deux » en réponse à la même question, 34 % ont choisi « opportunité » et 21 % ont choisi « obligation ».[28]

Troisièmement, cela rend le concept beaucoup plus œcuménique [NdT : le terme “œcuménique” doit ici se comprendre dans le sens “universel”, sans connotation religieuse]. Parce que l’altruisme efficace n’est pas une revendication normative, il peut se conformer à n’importe quelle posture morale. Le projet est également intéressant pour celles et ceux qui ont des postures morales différentes : la plupart des positions morales crédibles permettraient qu’il y ait une raison pro tanto [NdT : dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point] de promouvoir le bien, que le bien-être a une certaine valeur, et donc que la question de savoir comment quelqu’un peut au mieux promouvoir la valeur welfariste avec une unité donnée de ressources doit être abordée comme une partie de la réponse à la question de savoir comment vivre une vie moralement bonne. En revanche, toute affirmation concernant nos obligations de maximiser le bien sera plus controversée, en particulier si nous essayons de proposer une affirmation générale s’appliquant à des personnes de niveaux de revenus et de situations personnelles très différents. La valeur publique du concept d’altruisme efficace semble donc plus élevée si celui-ci n’inclut pas une composante de sacrifice : il permet à un plus grand nombre de personnes de s’engager dans un altruisme efficace, ce qui évite que le concept ne soit dissuasif pour les personnes qui ne croient pas qu’il existe de fortes obligations de bienfaisance, en général ou dans leur cas particulier. Ceci est confirmé par l’expérience anecdotique de celles et ceux qui se sont engagés avec Giving What We Can : les personnes à la tête de l’organisation ont initialement essayé d’encourager les gens à donner en mettant tour à tour l’accent sur l’ »obligation » et l’ »opportunité », et elles ont constaté que l’emphase sur l’ »opportunité » était beaucoup plus efficace. Ce fait pourrait également expliquer pourquoi Giving What We Can a provoqué une telle augmentation du nombre de personnes prenant très au sérieux les idées de Peter Singer sur nos obligations de bienfaisance, alors que ces idées existaient déjà depuis des décennies.

Enfin, il attire l’attention sur l’aspect le plus caractéristique de l’altruisme efficace : la question ouverte de savoir comment nous pouvons utiliser les ressources pour améliorer le monde autant que possible. Cette question est beaucoup plus négligée et sans doute plus importante que la question de savoir dans quelle mesure et sous quelle forme l’altruisme est exigé d’une personne[29]. Pour cette raison, la plupart des personnes au sein de la communauté de l’altruisme efficace sont beaucoup plus préoccupées par la poursuite du projet consistant à trouver comment nous pouvons faire le plus de bien, plutôt que de demander dans quelle mesure, ou de quelle manière, nous sommes tenus de faire le plus de bien.

La deuxième façon dont nous aurions pu rendre la définition normative est de faire appel aux obligations conditionnelles. Par exemple, la définition aurait pu inclure l’idée que si l’on essaie d’utiliser des ressources pour faire le bien, on doit choisir l’action qui maximisera le bien, sous réserve de ne pas violer de contraintes secondaires[30].

Je pense que les arguments en faveur de la non-normativité dans ce sens ne sont pas aussi forts que ceux contre l’inclusion d’une composante de sacrifice, mais nous avons conservé une définition entièrement non-normative pour les mêmes raisons que nous ne voulions pas inclure une composante de sacrifice. Premièrement, la plupart des figures majeures de l’AE étaient contre : dans l’enquête de 2015, 70 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles pensaient que la définition devrait être non-normative et seulement 20 % qu’elle devrait être normative.

Deuxièmement, là encore, il y a la recherche d’œcuménisme. Il existe des points de vue raisonnables pour lesquels, parce qu’il est permis d’utiliser ses ressources pour faire le bien, il est également permis de viser à faire un certain bien, mais moins que ce que l’on aurait pu faire. En outre, même si nous pensons que des obligations conditionnelles de cette forme tiennent parfois, il y a aussi des questions difficiles sur la portée de ces obligations. Il est clair que nous ne voudrions pas nous engager à ce qu’il y ait une obligation conditionnelle de maximiser le bien dans les cas où cela violerait les droits de quelqu’un, mais qu’en est-il des conditions où cela violerait l’intégrité de l’acteur ? Ou bien dans les cas où l’on a déjà dépensé la plupart de ses ressources de manière altruiste, et que l’on veut maintenant consacrer une partie de son argent à des œuvres caritatives moins efficaces mais qui nous sont chères ? Toute position sur ce sujet sera très controversée[31].

Nous pourrions diluer l’affirmation normative en la formulant simplement en termes de raisons. Par exemple, en déclarant simplement que l’on a une raison de faire autant de bien que possible. Mais si c’est le cas, l’altruisme efficace serait une revendication très faible, et pas très intéressante de surcroît. L’aspect distinctif de l’altruisme efficace est le choix de se concentrer sur la question de savoir comment nous pouvons utiliser certaines de nos ressources pour faire autant de bien que possible, et sur les conclusions auxquelles nous parvenons quant à la manière de faire autant de bien que possible, et non pas sur l’affirmation très mince selon laquelle on a une certaine raison de faire autant de bien que possible.

3. L’altruisme efficace comme provisoirement impartial et welfariste

La deuxième partie controversée de la définition est qu’elle est provisoirement impartiale et welfariste. Il est difficile de déterminer quelles sont les conceptions axiologiques qui devraient être considérées comme relevant de l’altruisme efficace et celles qui devraient être considérées comme ne relevant pas de l’altruisme efficace. À une extrémité du spectre, nous pourrions définir l’altruisme efficace comme la tentative de faire le plus de bien possible, indépendamment de la vision du bien à laquelle un individu adhère. À l’autre extrémité du spectre, nous pourrions définir l’altruisme efficace comme la tentative de faire le plus de bien selon une conception très particulière du bien, comme l’utilitarisme hédoniste total. L’une ou l’autre de ces possibilités se heurte à de graves problèmes. Si nous permettons à n’importe quelle conception du bien de prétendre s’inscrire dans l’altruisme efficace, alors des néo-nazis pourraient se revendiquer de l’altruisme efficace, ce qui est clairement une conclusion que nous ne voulons pas. Si nous nous limitons à une vision particulière du bien, alors nous perdons toute prétention œcuménique, et nous dénaturons également la communauté de l’altruisme efficace elle-même, dans laquelle des personnes ont de vifs désaccords concernant de nombreux aspects axiologiques.

On pourrait aussi tenter de limiter l’altruisme efficace comme ne pouvant s’appliquer qu’à des opinions « raisonnables » sur ce qui est bien. Mais d’abord, nous sommes confrontés à la difficulté d’expliquer ce qui est considéré comme « raisonnable ». De plus nous déformons là encore les pratiques au sein de la communauté altruiste efficace, qui se distingue par le fait qu’elle est très axée sur le bien-être, et également dans la mesure où toutes les analyses des principaux organismes de recherche sur l’altruisme efficace tentent de tenir compte des intérêts de chacun de façon égale. Enfin, je pense qu’il est peu probable que dans un avenir proche, la communauté AE comprenne des personnes ou des projets se concentrant sur l’art ou la biodiversité en tant que fins en soi. De même, il est peu probable que les partisan(e)s de l’AE se consacrent à la réparation des injustices s’ils pensent par ailleurs qu’il existe d’autres actions disponibles qui, même si elles laissent l’injustice subsister, feraient plus de bien dans l’ensemble.

Ma solution préférée est un welfarisme impartial provisoire telle que je l’ai défini plus haut. Cela exclut les opinions non welfaristes selon lesquelles la biodiversité ou l’art par exemple, ont une valeur intrinsèque, et exclut les opinions partialistes selon lesquelles le bien-être des co-nationaux compte plus que celui des étrangers. Mais elle inclut l’utilitarisme, le prioritarisme, le suffisantisme, l’égalitarisme, différents points de vue sur l’éthique de la population et des opinions variées concernant la manière de pondérer le bien-être de créatures différentes.

Ce welfarisme est toutefois « provisoire », dans la mesure où il est considéré comme une simple hypothèse de travail. Le but ultime de l’altruisme efficace en tant que projet est de faire autant de bien que possible ; l’accent actuel sur le bien-être repose sur l’idée que, compte tenu de l’état actuel du monde et de notre incroyable possibilité de venir en aide aux autres, les meilleures façons de promouvoir la valeur welfariste sont en gros les mêmes que les meilleures façons de promouvoir le bien. Si ce point de vue changeait et que les membres de la communauté de l’altruisme efficace étaient convaincus que la meilleure façon de faire le bien pourrait tout à fait impliquer la promotion de moyens non welfaristes, alors nous réviserions la définition pour parler simplement de « faire le bien » plutôt que de « venir en aide aux autres ».

Je crois que cette compréhension est cohérente avec ce que pensent les figures les plus influentes de l’AE. Dans le sondage de 2015 auprès des leaders de l’AE que je mentionnais plus tôt, 52,5 % des répondant(e)s étaient en faveur de la définition incluant le bien-être et l’impartialité, et 25 % de répondant(e)s étaient contre. L’inclusion du welfarisme impartial bénéficie donc d’un large soutien, mais pas autant que d’autres aspects de la définition.

Qui plus est, cette restriction ne contribue guère à réduire le caractère œcuméniste de l’altruisme efficace : le bien-être fait partie de la conception du bien de la plupart voire de la totalité des théories morales crédibles. L’altruisme efficace ne prétend pas être une réponse définitive et totale à ce qu’est une vie morale. Mais, pour tout point de vue qui nous amène à avoir des raisons de promouvoir le bien, et qui dit que le bien-être fait partie du bien, le projet consistant à déterminer comment nous pouvons promouvoir au mieux le bien-être sera important et pertinent.

Après avoir expliqué ce qu’est l’altruisme efficace, passons maintenant à ce que n’est pas l’altruisme efficace, et abordons certaines méprises courantes.

4. Malentendus au sujet de l’altruisme efficace

4.1 Méprise #1 : L’altruisme efficace est simplement une forme d’utilitarisme

L’altruisme efficace est souvent considéré comme un simple relooking de l’utilitarisme, ou encore comme juste de l’utilitarisme appliqué. John Gray, par exemple, parle d’ »altruisme efficace utilitariste » et, dans sa critique, ne fait pas de distinction entre l’altruisme efficace et l’utilitarisme.[32] Giles Fraser affirme que la « grande idée » de l’altruisme efficace est « d’encourager une approche largement utilitariste/rationaliste pour faire le bien ».[33]

Il est vrai que l’altruisme efficace présente certaines similitudes avec l’utilitarisme : il cherche à maximiser, il est principalement axé sur l’amélioration du bien-être, de nombreux membres de l’AE font des sacrifices importants pour tenter de faire plus de bien, et beaucoup de personnes dans l’AE se décrivent comme des utilitaristes.[34]

Mais cela n’a rien à voir avec le fait de dire que l’altruisme efficace est la même chose que l’utilitarisme. Contrairement à l’utilitarisme, l’altruisme efficace ne prétend pas que l’on doit toujours sacrifier ses propres intérêts si l’on peut en faire bénéficier les autres dans une plus large mesure[35]. En effet, selon la définition que j’ai développée plus tôt, l’altruisme efficace n’a aucune revendication concernant des obligations de bienfaisance.

Contrairement à l’utilitarisme, l’altruisme efficace ne prétend pas qu’il faut toujours faire le bien, quels qu’en soient les moyens[36] ; en effet, comme le suggèrent les principes directeurs de l’AE, il existe une norme communautaire forte contre le raisonnement selon lequel « la fin justifie les moyens ». Cela est souligné, par exemple, dans un article de Ben Todd et moi sur le blog 80 000 Hours[37].

Enfin, contrairement à l’utilitarisme, l’altruisme efficace ne prétend pas que le bien est égal à la somme totale du bien-être. Comme indiqué plus haut, il est compatible avec l’égalitarisme, le prioritarisme et, parce qu’il ne prétend pas que le bien-être est la seule chose de valeur, avec des opinions concernant les manières non-welfaristes de faire le bien.[38]

En général, de très nombreux points de vue moraux crédibles impliquent qu’il y a une raison pro tanto de promouvoir le bien et que l’amélioration du bien-être a une valeur morale.[39] Si un point de vue moral soutient ces deux idées, alors l’altruisme efficace fait partie d’une vie moralement bonne.

4.2 Méprise #2 : l’altruisme efficace ne s’intéresse qu’à combattre la pauvreté

La grande majorité de l’attention portée à l’altruisme efficace dans les médias et dans les discussions universitaires critiques a porté sur la partie de l’altruisme efficace qui cherche à lutter contre la pauvreté. Par exemple, Judith Lichtenberg commence son article par la question suivante : « Combien d’argent, de temps et d’efforts devez-vous donner pour réduire l’extrême pauvreté ?[40] Jennifer Rubenstein décrit l’altruisme efficace comme « un mouvement social axé sur la lutte contre la pauvreté » et Iason Gabriel décrit l’altruisme efficace comme le fait d’encourager « les individus à faire le plus de bien possible, généralement en versant des fonds aux organisations d’aide et de développement les plus performantes ».[41]

Il est vrai, bien sûr, que la lutte contre la pauvreté est l’un des principaux objectifs des partisans de l’altruisme efficace. Dans le questionnaire de 2017, 41 % des personnes interrogées ont identifié l’extrême pauvreté comme leur cause prioritaire, et certaines organisations altruistes efficaces comme GiveWell se concentrent exclusivement sur la lutte contre la pauvreté[42] (tout comme certaines autres organisations au sein de l’altruisme efficace se concentrent exclusivement sur le bien-être animal[43] ou les risques existentiels).[44]

Mais deux éléments essentiels de l’altruisme efficace sont la neutralité de cause et la neutralité de moyens : c’est à dire le fait d’être ouvert en principe à se concentrer sur n’importe quel problème (tel que la santé mondiale, le changement climatique, ou encore l’élevage intensif) et être ouvert en principe à utiliser n’importe quel moyen (sans violation de contraintes latérales) pour résoudre ce problème. Dans tous les cas, le critère est simplement de savoir quelle action fera le plus de bien. Les neutralités de causes et de moyens découlent directement des hypothèses de maximisation et d’impartialité du welfarisme. Si, en se concentrant sur une cause plutôt qu’une autre, ou en choisissant un moyen plutôt qu’un autre, on peut faire plus pour promouvoir le bien-être (sans violer aucune contrainte secondaire), alors quelqu’un qui aspire à agir en tant qu’altruiste efficace le fera.

Et, en pratique, les membres de la communauté de l’altruisme efficace soutiennent de nombreuses autres causes, notamment la réduction de la souffrance animale, la réforme de la justice pénale, et l’atténuation des risques existentiels. Dans le questionnaire de 2017, outre les 41 % de personnes interrogées qui ont identifié l’extrême pauvreté comme leur cause prioritaire, 19 % des personnes interrogées ont choisi la priorisation des causes comme leur priorité principale, 16 % ont choisi l’IA, 14 % les enjeux environnementaux, 12 % la promotion de la rationalité, 10 % les risques existentiels non liés à l’IA et 10 % le bien-être des animaux. Ces résultats sont globalement similaires à ceux des enquêtes de 2015 et 2014 : la lutte contre la pauvreté est le domaine d’intérêt le plus fréquent pour les individus de la communauté de l’altruisme efficace, mais elle n’est pas le centre d’intérêt de la majorité des individus de la communauté AE. 

Cette tendance est d’ailleurs reflétée dans la répartition des fonds de Open Philanthropy Project. En 2017, OPP a distribué :

  • 118 millions de dollars (42 %) en faveur de l’amélioration de la santé mondiale et du développement     
  • 43 millions de dollars (15 %) sur les risques potentiels liés à une intelligence artificielle avancée    
  • 36 millions de dollars (13 %) pour la recherche scientifique (ce qui recoupe plusieurs causes)    
  • 28 millions de dollars (10 %) pour la biosécurité et la préparation aux pandémies
  • 27 millions de dollars (10 %) pour le bien-être des animaux d’élevage  
  • 10 millions de dollars (4 %) pour la réforme de la justice pénale aux Etats-Unis
  • 9 millions de dollars (3 %) sur les risques catastrophiques mondiaux (hors IA et pandémie) 
  • 10 millions de dollars (4 %) pour d’autres causes, notamment la réforme de l’utilisation des terres [NdT : voir cet article de OPP pour saisir ce dont il est question], la politique macroéconomique, les politiques d’immigration, la promotion de l’altruisme efficace et l’amélioration du processus décisionnel

La somme d’argent reçue par le EA Funds, où des donateurs particuliers peuvent donner à un fonds géré par un expert en vue d’une redirection de ces dons vers une cause spécifique – raconte une histoire similaire. En 2017, il a reçu :

  • 982 000 dollars (48 %) pour le fonds sur la santé mondiale et le développement
  • 409 000 dollars (20 %) pour le fonds sur le bien-être animal
  • 363 000 dollars (18 %) pour le fonds longtermiste
  • 290 000 dollars (14 %) pour le fonds sur la communauté AE

Ainsi, contrairement à l’équation selon laquelle l’altruisme efficace est simplement égal à la réduction de la pauvreté, une description plus précise serait que la communauté de l’altruisme efficace se concentre pour le moment sur l’extrême pauvreté, l’élevage intensif et les risques existentiels, avec quelques autres domaines d’intérêt.

4.3 Méprise #3 : L’altruisme efficace se résume uniquement aux dons ou au fait de “gagner pour donner”

La majeure partie de l’attention médiatique portée à l’AE se concentre sur la partie de l’altruisme efficace qui s’applique aux dons, et une part importante s’est également concentrée sur l’idée de « gagner pour donner » – c’est à dire l’idée selon laquelle les gens devraient délibérément poursuivre une carrière lucrative afin de pouvoir donner une grande partie de ces gains à des organisations efficaces[45].

Cela vaut également pour la critique de l’altruisme efficace. Iason Gabriel a décrit l’altruisme efficace comme « une philosophie et un mouvement social qui vise à révolutionner la façon dont nous faisons de la philanthropie », et il concentre son analyse sur les liens entre l’altruisme efficace et la charité[46]. De même, la critique de Jennifer Rubenstein à propos de Doing Good Better et The Most Good You Can Do se concentre sur l’aspect caritatif du mouvement de l’altruisme efficace[47].

Il ne fait aucun doute que la philanthropie est l’une des principales préoccupations l’altruisme efficace, et l’organisation 80 000 Hours reconnaît d’ailleurs qu’elle a promu le fait de gagner pour donner trop lourdement dans ses premières ressources de sensibilisation[48]. Il est donc tout à fait raisonnable qu’un article se concentre sur cet aspect. Mais cela signifie qu’un observateur occasionnel pourrait penser que c’est tout ce sur quoi l’altruisme efficace se concentre, bien que cela ne soit pas son seul centre d’intérêt.

L’organisation 80 000 Hours est entièrement dévouée au fait d’aider les personnes à utiliser leur carrière aussi efficacement que possible. Mais elle recommande que seulement 15 % des diplômés AE qui s’épanouiraient dans un large éventail de carrières devraient s’orienter vers la stratégie de « gagner pour donner » sur le long terme.[49] De même, faisant en grande partie suite au succès du mouvement AE dans la collecte et la levée de fonds philanthropiques, le Centre for Effective Altruism s’efforce avant tout d’encourager les gens à travailler pour des causes particulièrement importantes, plutôt que de les financer.[50] Enfin, dans le questionnaire AE de 2015, il a été demandé aux personnes interrogées : « De manière générale, quel type de carrière comptez-vous poursuivre ? » Bien que la réponse la plus fréquente ait été « gagner pour donner », 36 % des personnes interrogées ont choisi une activité professionnelle « à but non lucratif », 13 % la « recherche » et 26 % « aucune de ces réponses ». Il semble donc que la plupart des membres de l’altruisme efficace ne prévoient de faire des dons leur principale façon d’avoir un impact.

4.4 Méprise #4 : L’altruisme efficace ignore le changement systémique 

De toutes les critiques de l’altruisme efficace, la plus courante est que l’altruisme efficace ignore le changement systémique. Voir par exemple ce commentaire de Brian Leiter : « Je suis un peu sceptique à l’égard de projets comme [l’altruisme efficace], pour la simple raison que la plupart des misères humaines ont des causes systémiques que la charité n’adresse jamais, mais qu’un changement politique pourrait traiter ; par conséquent, tout l’argent et tous les efforts devraient être orientés vers une réforme systémique et politique ».[51] Cette objection est également discutée par Amia Srinivasan,[52] Iason Gabriel,[53] et Jennifer Rubenstein.[54]

Mais l’altruisme efficace est clairement ouvert au changement systémique, tant en principe qu’en pratique.[55] Nous pouvons distinguer un sens plus large et un sens plus étroit du « changement systémique ». Au sens large, un changement systémique est tout changement qui implique un investissement ponctuel afin de récolter un bénéfice durable. Dans un sens plus étroit, le « changement systémique » désigne un changement politique durable. Quoi qu’il en soit, l’allégation est souvent que les partisan(e)s de l’altruisme efficace ont été biaisé(e)s par un désir de quantification qui les a éloigné(e)s de mesures difficiles à évaluer, telles que le changement politique[56].

Il est clair que l’altruisme efficace est ouvert au changement systémique en principe : l’altruisme efficace a gravé dans son ADN les principes de neutralité de causes et de moyens. De fait, si améliorer le monde d’une manière systémique est la ligne de conduite qui générera le plus de bien (en espérance mathématique, et sans violer aucune contrainte secondaire), alors c’est la meilleure ligne de conduite à suivre selon l’altruisme efficace. Mais surtout, les altruistes efficaces préconisent souvent un changement systémique dans la pratique, même au sens le plus étroit du terme. Voici une liste incomplète d’exemples[57] :

  • La mobilité internationale du travail est un domaine d’intérêt pour les sympathisant(e)s de l’altruisme efficace depuis un certain temps. openborders.info, géré par un membre de la communauté de l’altruisme efficace, promeut une augmentation spectaculaire de la migration des pays pauvres vers les pays riches et rassemble les recherches sur le sujet. Open Philanthropy Project a d’ailleurs accordé des subventions dans ce domaine, notamment au Center for Global Development, à l’association américaine pour les migrations internationales et à ImmigrationWorks. La raison de cette orientation vient du fait que l’une des raisons structurelles pour lesquelles les habitant(e)s des pays pauvres sont pauvres est qu’ils et elles ne peuvent pas se rendre dans des pays où ils et elles pourraient être plus productifs et productives. En effet, ils et elles se retrouvent enfermé(e)s dans le pays où ils et elles sont né(e)s, à cause des restrictions migratoires communes à tous les autres pays. Pour cette raison, il existe des arguments économiques selon lesquels les avantages pour les personnes pauvres d’une plus grande liberté de mouvement à travers les frontières seraient énormes[58].
  • Le Center for Election Science promeut des systèmes de vote alternatifs, en particulier le vote par approbation ; il est dirigé par un membre de l’altruisme efficace et a reçu une subvention de Open Philanthropy Project sur ma recommandation.[59]
  • Le Centre for Effective Altruism a fourni des conseils à la Banque mondiale, à l’OMS, au ministère du développement international et au 10 Downing Street [NdT : la résidence officielle et le lieu de travail du Premier ministre du Royaume-Uni].
  • La liste des carrières recommandées par 80 000 Hours inclut les carrières dans un parti politique, la fonction publique orientée vers la prise de décision et l’élaboration de politiques, ou encore les think tanks. 80 000 Hours a même un employé à temps plein dédié à conseiller les personnes qui souhaitent travailler dans la politique et le gouvernement concernant les sujets liés au risque technologique.
  • Le branche dédiée au bien-être animal dans la communauté de l’altruisme efficace, qui comprend par exemple Mercy for Animals et The Humane League, a connu un succès étonnant en faisant pression sur les grands distributeurs et les chaînes de restauration rapide pour qu’ils s’engagent à ne plus utiliser d’œufs de poules en cage dans leur chaîne d’approvisionnement.
  • Des organisations telles que le Future of Humanity Institute et le Centre for the Study of Existential Risk travaillent activement sur les politiques relatives au développement des nouvelles technologies et conseillent des organisations telles que le gouvernement américain, le gouvernement britannique, et les Nations unies.
  • Open Philanthropy Project a accordé de nombreux financements dans les domaines de la réforme de l’utilisation des terres, de la réforme de la justice pénale, de l’amélioration de la prise de décision politique et de la politique macroéconomique.[60]

Si l’on considère le sens plus large du changement systémique, une part encore plus importante des efforts de la communauté de l’altruisme efficace est axée sur le changement systémique. Par exemple, tous les travaux portant sur les risques existentiels entrent dans cette catégorie, tout comme l’accent mis sur la recherche scientifique et l’amélioration de la science (par exemple en encourageant le pré-enregistrement des expériences), ainsi que l’accent mis sur le développement de la viande cultivée et des substituts de viande à base de plantes.

Bien sûr, il est parfaitement plausible qu’il y ait des interventions « systémiques » que les membres de la communauté de l’altruisme efficace négligent. Peut-être que faire campagne pour créer une loi internationale interdisant l’achat de ressources naturelles à des dictatures est une activité encore plus efficace que toutes les activités actuelles des altruistes efficaces[61]. On pourrait aussi dire que c’est dans la manière de penser des altruistes efficaces que cette idée est négligée. Mais il existe d’autres explications possibles : les chances de succès d’une telle campagne sont astronomiquement faibles et, même si elle réussissait, dans le meilleur des cas le changement juridique interviendrait dans plusieurs décennies, lorsque le problème de l’extrême pauvreté sera probablement beaucoup moins important et moins grave qu’il ne l’est aujourd’hui.[62] Compte tenu de cela, et des autres engagements en faveur d’un changement systémique énumérés ci-dessus, il est difficile de voir pourquoi nous devrions considérer cela comme une critique de l’altruisme efficace en soi, plutôt que comme un simple désaccord sur les meilleurs moyens de promouvoir le bien-être.

Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai décortiqué la définition de l’altruisme efficace du Centre for Effective Altruism, et j’ai expliqué certaines des raisons pour lesquelles nous avons choisi cette définition. J’ai ensuite répondu à certains malentendus courants sur l’altruisme efficace. Ce faisant, j’espère avoir contribué à clarifier les débats futurs sur l’altruisme efficace, en nous permettant de voir quelles objections, si elles étaient retenues, montreraient que l’altruisme efficace n’a que peu ou pas de place dans notre vie morale, et lesquelles sont en réalité plutôt des débats internes quant à la manière de faire le plus de bien possible.


[1] Groupe de la Banque mondiale (2016, ch. 2).

[2] UNICEF (2017).

[3] Broome (2012) ; Nordhaus (2015).

[4] Département des affaires économiques et sociales des Nations unies (2015).

[5] Davenport (2018).

[6] Organisation mondiale de la santé (2016).

[7] Norris et Inglehart (2018).

[8] Pour plus d’informations concernant l’altruisme efficace appliqué au choix de carrière, voir www.80000hours.org.

[9] Voir www.eaglobal.org

[10] « The Giving What We Can Pledge. ». Disponible sur https://www.givingwhatwecan.org/pledge 

[11] « GiveWell’s Impact ». Disponible à l’adresse https://www.givewell.org/about/impact.

[12] « How Can We Accomplish as Much Good as Possible? » Disponible à l’adresse https://www.openphilanthropy.org/

[13] Bollard (2016) ; Dewy (2015).

[14] Singer (2015a) ; MacAskill (2015a).

[15] Par exemple Berkey (2018) ; Pummer (2016) ; Gabriel (2017) ; MacAskill (2014) ; McMahan (2016).

[16] Singer (2015b).

[17] Ces personnes étaient : Will MacAskill (alors « Crouch »), Toby Ord, Nick Beckstead, Michelle Hutchinson, Holly Morgan, Mark Lee, Tom Ash, Matt Wage, Ben Todd, Tom Rowlands, Niel Bowerman, Robbie Shade, Matt Gibb, Richard Batty, Sally Murray, Rob Gledhill et Andreas Mogensen.

[18] Karnofsky (2013).

[19] MacAskill (2015a, pp. 14-15).

[20] Singer (2015b)

[21] « Introduction à l’altruisme efficace » (2016).

[22] « L’altruisme efficace » (2016). Wikipedia.

[23] Je vais traiter chacune de ces définitions, bien que seule la quatrième ait la bonne forme grammaticale pour en être une.  Toutes ces déclarations sont destinées à être lues par le grand public, c’est pourquoi je n’accorde pas beaucoup d’importance au choix de mots spécifiques comme « consiste » ou « est basé sur ».

[24] Cette définition est accompagnée d’un ensemble de principes fondamentaux  qui visent à former un vaste code de conduite pour les membres de la communauté de l’altruisme efficace.  Ces principes sont : l’engagement envers les autres, un état d’esprit de scientifique, l’ouverture d’esprit, l’intégrité et l’esprit de collaboration. Voir « Les principes fondamentaux du CEA », Centre for Effective Altruism, https://www.centreforeffectivealtruism.org/ceas-guiding-principles/.

[25] Cela inclut les organisations suivantes : Impact Investing, 80 000 Hours, Animal Charity Evaluators, Charity Science, Effective Altruism Foundation, Foundational Research Institute, Future of Life Institute, Raising for Effective Giving, et The Life You Can Save. Ainsi que les personnes suivantes (mais pas leurs organisations respectives) : Elie Hassenfeld de GiveWell, Holden Karnofsky de l’Open Philanthropy Project, Toby Ord du Future of Humanity Institute, Peter Singer de l’Université de Princeton et de l’Université de Melbourne, et Nate Soares du Machine Intelligence Research Institute.

[26] Notez que, lue littéralement, l’utilisation “d’aider les autres » dans la définition du CEA exclurait certaines opinions welfaristes, comme celle selon laquelle on peut faire le bien en créant de bonnes vies mais que cela n’implique pas de bénéficier à ceux qui n’existeraient pas autrement. Dans ce cas, la précision philosophique a été sacrifiée au profit de la lisibilité.

[27] McGeoch et Hurford (2017). Notez que l’échantillon était non aléatoire : tous ceux qui voulaient répondre à l’enquête ont pu le faire, et l’enquête a été diffusée aussi largement que possible au sein de la communauté. Par conséquent, toutes les statistiques tirées de cette enquête doivent être considérées comme suggestives mais non définitives.

[28] Cundy (2015).

[29] Pour un argument plus important, voir le chapitre 2 de ce volume par Toby Ord.

[30] L’idée d’obligations conditionnelles est explorée par Pummer (2016), bien que la revendication qu’il défend soit nettement plus faible que cela.

[31] Voir, par exemple, Pummer (2016) ; Sinclair (2018) ; McMahan (2018).

[32] Gray (2015).

[33] Fraser (2017) ; Bakić (2015) ; Gabriel (2015) ; Tumber (2015).

[34] Dans le questionnaire sur l’altruisme efficace de 2017, 52,8 % des personnes interrogées ont choisi « l’utilitarisme » en réponse à la question « Si vous deviez privilégier une philosophie morale, laquelle serait-ce ?” En outre, 12,6 % ont choisi la réponse « conséquentialisme (PAS l’utilitarisme) », 5,2 % ont choisi « l’éthique de la vertu », 3,9 % ont choisi « la déontologie » et 25,5 % ont choisi « pas d’opinion, ou pas familier avec ces termes ». Toutefois, il n’est pas évident que les personnes interrogées aient parfaitement compris ces termes. Par exemple, au cours d’une conversation, j’ai appris qu’une personne interrogée pensait que l’utilitarisme se réfère à toute théorie morale qui peut être représentée par une fonction d’utilité.

[35] Sur l’objection de l’utilitarisme à la demande, voir « La demande de la moralité » : Toward a Reflective Equilibrium » (Berkey 2016).

[36] Sur l’utilitarisme et les contraintes, voir Kagan (1989).

[37] Todd et MacAskill (2017).

[38] Voir Parfit (1997) ; Temkin (1993) ; Hurka (1993).

[39] Kagan (1998) ; Ross (1930).

[40] Lichtenberg (2015).

[41] Gabriel (2017).

[42] McGeoch et Hurford (2017).

[43] Par exemple, Animal Charity Evaluators (ACE).

[44] Par exemple, la Berkeley Existential Risk Initiative (BERI).

[45] Pour des exemples, voir Herzog (2016) ; Rubenstein (2015) ; Earle and Read (2016) ; mon propre article plaidant en faveur de cette position est « Replacementability, Career Choice, and Making a Difference » (2014).

[46] Gabriel (2017).

[47] Rubenstein (2015).

[48] « Our Mistakes » 80,000 Hours.

[49] MacAskill (2015b).

[50] Hesketh-Rowe (2017).

[51] Leiter (2015).

[52] Srinivasan (2015).

[53] Gabriel (2017).

[54] Rubenstein (2015). D’autres exemples de cette critique incluent Herzog (2016) ; Snow (2015) ; Earl and Read (2016). (Voir également Gabriel et McElwee, chapitre 7 de ce volume).

[55] Pour plus de détails sur cette question, voir Berkey (2018).

[56] Clough (2015).

[57] Pour plus de détails, voir Wiblin (2015).

[58] Caplan et Naik (2015, ch. 8).

[59] Voir cette introduction à la théorie du vote par un membre du conseil d’administration du Center for Election Science :  Quinn (2018).

[60] Base de données des financements. Open Philanthropy Project.

[61] Voir le chapitre 7 de ce volume, « Altruisme efficace, pauvreté mondiale et changement systémique ».

[62] La pauvreté a diminué de façon spectaculaire au cours des deux derniers siècles et nous devrions nous attendre à ce que cette tendance se poursuive. Voir Roser et Ortiz-Ospina (2017)

5 réponses

  1. Une sorte de libéralisme nouveau qui utiliserait le bien comme matière première afin d’en extraire un profit général et non seulement personnel utilisant les outils du libéralisme toxique … séduisant !

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  2. Avatar de Sarah May Bourat

    Bonjour, il existe malheureusement de nombreuses erreurs à votre article. L’altruisme efficace a commencé dans les années 1988-1990 autour de l’actuel Dalaï Lama, de scientifiques, d’entrepreneurs, journalistes, d’artistes, de religieux et d’intellectuels lors de rencontres internationales. L’Abbé Pierre faisait aussi partie de cet engagement autour du Dalaï Lama en France. Le Pdg Fabien Ouaki également et nous étions les initiateurs et précurseurs de cette réflexion en France, USA, Inde, Uk. Tous ceux que vous citez viennent bien après notre engagement commun. Bien à vous .

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  3. […] La définition de l’altruisme efficace – William MacAskill, traduction et avant-propos de To… […]

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  4. […] La définition de l’altruisme efficace – William MacAskill, traduction et avant-propos de To… […]

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  5. Bonjour,

    Super article, merci beaucoup ! Entre autres je vois beaucoup plus clairement ce que peut recouvrir l’expression “altruisme efficace”.

    (Juste une interrogation sur un détails : il y a marqué “Le changement climatique va provoquer des désastres environnementaux et coûter à l’économie des milliards de milliards de dollars.[3]” et, je n’ai pas retrouvé les sources citées pour vérifier mais, ne parle-t-on pas plutôt de milliers de milliards de dollars ?)

    En tout cas merci encore pour le travail réalisé, je file lire le reste ! 🙂

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