Cela fait maintenant 12 ans que Mark Post a présenté le premier prototype de viande cultivée (c’est-à-dire de viande produite par culture cellulaire). Depuis, cette innovation a gagné en notoriété et en compréhension auprès d’une part croissante de la population. Pourtant, certains aspects demeurent mal compris ou insuffisamment interrogés, y compris par certain(e)s expert(e)s du sujet. Je propose dans cet article d’examiner brièvement quatre de ces aspects, dans l’espoir de contribuer à une discussion publique plus éclairée.
1) Vous ne mangerez probablement jamais de viande 100% cellulaire
Lorsqu’on évoque la viande cultivée, on imagine généralement consommer un produit composé exclusivement de cellules. C’était d’ailleurs la promesse initiale de nombreuses entreprises. Cependant, un nombre croissant d’acteurs du secteur adopte désormais une approche différente : celle de produits hybrides où les cellules cultivées ne représentent qu’un ingrédient parmi d’autres, la matière première étant majoritairement végétale. On parle typiquement de compositions contenant 80-90 % de matière végétale et seulement 10-20 % de cellules cultivées (les chiffres proposés ici sont arbitraires, il n’existe pas à ma connaissance de données sur la part optimale de cellules). Les cellules de gras, particulièrement importantes pour le goût, permettent apparemment d’améliorer considérablement les qualités organoleptiques des substituts végétaux, les rapprochant sensiblement de l’expérience gustative de la viande conventionnelle.
Bien entendu, certaines entreprises poursuivent toujours l’objectif de commercialiser des produits 100 % cellulaires. Mais à mon sens elles sont désormais minoritaires, et il est très probable que les premiers produits accessibles au grand public dans les dix à quinze prochaines années – au-delà des quelques démonstrations vendues en quantités très limitées – soient essentiellement des produits hybrides. La raison principale est double : coût et capacité de production.
La production de viande cultivée reste coûteuse. D’après les études scientifiques disponibles et les informations circulant dans le secteur, il semble difficile de produire un kilogramme pour moins de 20$, montant qui de surcroît n’intègre pas les coûts de distribution, les marges des différents intermédiaires, etc. Les produits hybrides offrent ainsi, en théorie, un compromis optimal : ils permettent d’introduire la viande cultivée sur le marché plus rapidement tout en proposant une innovation significative par rapport aux substituts végétaux classiques, notamment en termes d’expérience gustative.
Coûts estimés pour la production d’1 kg de viande cultivée
| Études | Estimations du coût de production pour 1 kg |
| Risner et al. 2020 | 2$ – 437 000$ |
| Vergeer et al. 2021 | 6,43$ (scénario futur optimiste) – 22 421$ (coût actuel pour un scénario pessimiste) |
| Humbird 2021 | 22$ (fed-batch + acides aminés obtenus à partir d’hydrolysats) – 51$ (perfusion) |
| Garrison et al. 2022 | 63$ (au plus bas) |
| Negulescu et al. 2022 | 17$ (bioréacteur airlift de 262 000 L) – 35$ (bioréacteur à cuve agitée) |
| Pasitka et al. 2024 | 23,26$ – 26,44$ |
Cette évolution vers des produits hybrides soulève toutefois des questions. Récemment, l’entreprise Good Meat a lancé à Singapour un produit ne contenant que 3% de cellules cultivées. Une proportion si faible interroge : quelle est la valeur ajoutée réelle par rapport à un produit entièrement végétal ? Plus fondamentalement, quel est le profil des consommateurs susceptibles de s’intéresser à ce type d’offre ? Si l’on peut concevoir qu’un amateur de viande traditionnelle soit tenté par un produit 100 % cellulaire promettant une expérience identique, il paraît moins évident qu’il se tourne vers un produit contenant 97% d’ingrédients végétaux.
Or, c’est précisément ce profil de consommateur omnivore que la viande cultivée cherche à séduire, et non les végétariens déjà engagés dans une démarche respectueuse du climat et du bien-être animal. Malheureusement, nous disposons encore de très peu d’études sur l’acceptabilité des produits hybrides, ce qui rend difficile toute conclusion définitive sur cette question cruciale.
2) L’usage de SFB est un faux problème.
Une des critiques fréquemment adressées à la viande cultivée concerne l’utilisation du sérum fœtal bovin (SFB) dans son processus de production. Le SFB, liquide récupéré du sang de fœtus lors de l’abattage des vaches gestantes, est traditionnellement utilisé comme supplément dans les milieux de culture cellulaire en raison de sa richesse en facteurs de croissance. Cette utilisation soulève légitimement d’importantes préoccupations éthiques, car elle implique la mort d’animaux et pourrait donc sembler contradictoire avec l’objectif de réduire la souffrance animale affiché par certaines entreprises du secteur.
Cependant, considérer l’usage du SFB comme un défaut majeur de la viande cultivée me semble une position de plus en plus difficilement tenable, et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement, ces dernières années ont vu le développement de formulations de milieux de culture sans SFB. La recherche a considérablement progressé dans ce domaine, avec plusieurs entreprises ayant déjà démontré la faisabilité de la culture cellulaire sans sérum animal. Par exemple, l’entreprise Mosa Meat a développé une formulation de milieu sans sérum et a rendu cette information crédible via une publication dans une revue académique de haute volée (Messmer et al., 2022). Il en est de même pour Believer Meat qui a notamment rapporté le développement d’un milieu de culture sans sérum et sans albumine, au prix de 0,63$ par litre – bien en dessous du seuil de 1$ par litre suggéré pour la viabilité économique de la viande cultivée (Pasitka et al. 2024). Enfin, parmi les récentes autorisations de mise sur le marché, plusieurs concernent des produits n’utilisant pas de sérum.
Deuxièmement, au-delà des considérations éthiques, l’abandon du SFB apparaît économiquement et industriellement nécessaire. Environ 700 000 litres de SFB sont consommés annuellement dans le monde et vendus à un prix élevé. Le maintien de son utilisation à long terme imposerait une forte contrainte sur les coûts de production et rendrait impossible la production à l’échelle industrielle. Sur le plan technique, le SFB comporte également quelques inconvénients, notamment une variabilité d’un lot à lettre liée au fait qu’il ne soit pas défini chimiquement, ce qui n’est généralement pas très apprécié par les cellules. L’avantage de toutes ces contraintes, c’est que nous n’avons pas besoin de compter sur le bon vouloir et la bonne morale des entreprises pour se passer de SFB puisqu’elles ont également d’excellentes raisons – voire une obligation – de le faire si elles souhaitent parvenir à une production industrielle.
En conclusion, si le sérum fœtal bovin (SFB) a effectivement été utilisé par virtuellement toutes les entreprises de viande cultivée, l’époque où il représentait une étape quasi indispensable pour la phase de R&D est en passe d’être révolue. Aujourd’hui, pratiquement toutes les entreprises du secteur déclarent soit avoir déjà abandonné l’utilisation de SFB, soit prévoir de le faire prochainement, et plusieurs ont démontré qu’elles avaient effectivement franchi ce cap. Au final, le secteur de la viande cultivée a peut-être même accéléré la transition vers des alternatives au SFB qui profiteront à l’ensemble des acteurs faisant de la culture cellulaire, en raison des contraintes industrielles et économiques beaucoup plus fortes que celles rencontrées dans d’autres domaines utilisant traditionnellement le SFB.
3) L’empreinte environnementale de la viande cultivée : déconstruire le mythe.
Cette partie ne concerne pas tout à fait un angle mort, mais plutôt un aspect encore mal connu. On entend souvent que la viande cultivée serait catastrophique pour l’environnement, certains allant jusqu’à affirmer qu’elle émettrait 25 fois plus de gaz à effet de serre que la viande conventionnelle. Cette affirmation, largement répandue, provient d’un pré-print qui a été vivement critiqué et qui ne reflète pas le consensus scientifique actuel. Bien sûr, les données dont nous disposons sont encore imparfaites ; néanmoins il y a des raisons de se montrer prudemment optimistes.
À ma connaissance, sept analyses de cycle de vie (ACV) sur la viande cultivée ont été publiées dans des revues scientifiques. En raison de l’absence d’installations de production commerciale à grande échelle, ces études s’appuient sur des hypothèses et des projections issues des premiers stades de développement. Cela entraîne donc des incertitudes et une variabilité dans les résultats selon les hypothèses formulées, notamment concernant l’approvisionnement en composants utilisés pour le milieu de culture ou l’efficacité du processus de culture cellulaire. Pour cette analyse, j’ai principalement choisi de me baser sur l’étude de Sinke et al. (2023) qui me semble à ce jour celle avec les hypothèses les plus pertinentes.
Globalement, les impacts environnementaux de la production de viande cultivée sont déterminés par la quantité et la source d’énergie utilisée (l’enjeu étant notamment qu’il s’agisse d’une énergie décarbonée), l’approvisionnement et la production des intrants dans le milieu de culture, la conception des bioréacteurs pour la production à grande échelle, l’efficacité du milieu et le type de cellules utilisées. D’autres paramètres comme la réutilisation du milieu jouent également un rôle, mais probablement dans une moindre mesure.
L’avantage environnemental le plus évident de la viande cultivée par rapport à la viande conventionnelle concerne l’utilisation des terres. Sinke et al. (2023) estiment que la viande cultivée nécessiterait 64% moins de terres que la viande de poulet et jusqu’à 90% moins que le bœuf. Cette réduction significative pourrait permettre de réaffecter des terres à l’amélioration de la biodiversité ou au stockage du carbone. La viande cultivée générerait également moins de pollution atmosphérique, d’acidification des sols et d’eutrophisation marine (Tuomisto et al., 2022; Sinke et al., 2023).
Concernant les émissions de gaz à effet de serre, le bœuf est systématiquement classé comme ayant un impact bien plus élevé que la viande cultivée. Cependant, la comparaison avec le poulet ou le porc est moins tranchée. Dans leur scénario « énergie verte », Sinke et al. (2023) ont constaté que la viande cultivée obtenait de meilleurs résultats que le poulet et le porc, mais pas dans le scénario « énergie conventionnelle » où l’on observe une augmentation significative des GES. Cela s’explique par la consommation énergétique massive de la viande cultivée – près de 5,5 fois plus que la viande conventionnelle en moyenne – qui constitue généralement la plus grande contribution à son impact global.
Comparaison de références ambitieuses pour la viande cultivée et la viande conventionnelle à l’horizon 2030 (Sinke et al. 2023)
Il est vrai que tous les aspects environnementaux ne sont pas à l’avantage de la viande cultivée. Par exemple, Sinke et al. (2023) ont observé une utilisation d’eau bleue pour la viande cultivée 1,3, 1,9 et 1,2 fois plus importante que pour le poulet, le porc et le bœuf respectivement. Leurs résultats suggèrent également que la viande cultivée pourrait avoir des performances moins bonnes en ce qui concerne l’écotoxicité terrestre, la toxicité non cancérigène pour l’homme et l’eutrophisation des eaux douces.
Cependant à mesure que cette technologie évolue, on peut s’attendre à des améliorations dans ces domaines. L’optimisation des processus de culture cellulaire, l’utilisation de sous-produits de l’agriculture pour le milieu de culture, ainsi que la valorisation des sous-produits obtenus par culture cellulaire (comme l’acide lactique) pourraient encore réduire l’empreinte environnementale de la viande cultivée.
En conclusion, bien que la viande cultivée ne soit pas une panacée environnementale, les données scientifiques actuelles contredisent catégoriquement l’affirmation qu’elle serait bien pire pour l’environnement que la viande conventionnelle. Elle présente même des avantages significatifs en termes d’utilisation des terres et certains avantages en termes d’émissions de GES, selon le mix énergétique utilisé. Cependant, comme je le rappelais en préambule de cette partie, davantage d’études sont nécessaires, notamment lorsque nous disposerons d’installations à grande échelle permettant l’utilisation de données plus fiables.
4) Cannibalisation des marchés : le risque que la viande cultivée cible les mauvais consommateurs
Si les analyses précédentes montrent que la viande cultivée présente généralement un meilleur profil environnemental que la viande conventionnelle, particulièrement le bœuf, une question cruciale reste en suspens : la viande cultivée contribuera-t-elle effectivement à réduire l’impact environnemental global de notre système alimentaire ?
Pour répondre à cette question, il faut considérer non seulement la comparaison directe avec la viande conventionnelle, mais aussi l’ensemble des dynamiques de substitution. En effet, la viande cultivée s’inscrit dans un paysage alimentaire où d’autres alternatives à la viande existent déjà, notamment les substituts végétaux.
Les données actuelles suggèrent que les substituts à base de plantes ont une empreinte environnementale vraisemblablement plus faible que la viande cultivée. Selon plusieurs études, les substituts végétaux émettent en moyenne 50% moins de gaz à effet de serre que la viande conventionnelle (Smetana et al., 2023). L’utilisation des terres est également considérablement réduite, avec jusqu’à 30 fois moins de terres nécessaires pour une alternative végétale au bœuf (Costa et al., 2023). Et c’est sans même parler de l’impact environnemental de produits non transformés comme les légumineuses, dont l’impact environnemental est particulièrement faible.
Si la viande cultivée remplace une alternative végétale, son impact net sur l’environnement est donc négatif. Ce constat soulève une interrogation fondamentale : qui sont les consommateurs susceptibles d’adopter la viande cultivée ? L’étude de Slade (2018) indique une forte corrélation entre les préférences pour les substituts végétaux et la viande cultivée, suggérant que les segments de consommateurs prêts à adopter la viande cultivée chevauchent substantiellement ceux déjà attirés par les options végétales. Si cette tendance se confirme, la viande cultivée pourrait paradoxalement déplacer des alternatives végétales à plus faible impact plutôt que la viande conventionnelle.
Cette question devient encore plus saillante lorsqu’on considère les produits hybrides, qui constitueront probablement la majorité des premiers produits de viande cultivée commercialisés à grande échelle. Nous en revenons ainsi à la question qui conclut la première partie : un produit contenant seulement 3% de cellules cultivées, comme celui récemment introduit par Good Meat à Singapour, est-il suffisamment différent d’un produit 100% végétal pour attirer les consommateurs de viande conventionnelle ? Ou sera-t-il plutôt adopté par des consommateurs déjà ouverts aux alternatives végétales ?
Il est essentiel d’insister sur ce point fondamental : la viande cultivée ne contribuera positivement à un système alimentaire plus soutenable qu’en remplaçant principalement la viande conventionnelle, et non les alternatives déjà plus respectueuses de l’environnement. Cela nécessite une stratégie de marché ciblant spécifiquement les consommateurs réticents à adopter les substituts végétaux, et probablement des améliorations continues de son profil environnemental. Aujourd’hui, les dynamiques à long terme restent hautement incertaines. La viande cultivée pourrait éventuellement trouver un segment de marché unique, attirant des consommateurs qui n’auraient jamais envisagé de réduire leur consommation de viande conventionnelle autrement, mais rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Or, cette nuance est souvent absente du débat public, et même des échanges entre experts.
Références
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Garrison, G. L., Biermacher, J. T., & Brorsen, B. W. (2022). How much will large-scale production of cell-cultured meat cost? Journal of Agriculture and Food Research, 10, 100358.
Humbird, D. (2021). Scale‐up economics for cultured meat. Biotechnology and Bioengineering, 118(8), 3239-3250.
Messmer, T., Klevernic, I., Furquim, C., Ovchinnikova, E., Dogan, A., Cruz, H., Flack, J. E. (2022). A serum-free media formulation for cultured meat production supports bovine satellite cell differentiation in the absence of serum starvation. Nature Food, 3(1), 74-85.
Negulescu, P. G., Risner, D., Spang, E. S., Sumner, D., Block, D., Nandi, S., & McDonald, K. A. (2023). Techno‐economic modeling and assessment of cultivated meat: Impact of production bioreactor scale. Biotechnology and Bioengineering, 120(4), 1055-1067.
Pasitka, L., Wissotsky, G., Ayyash, M., et al. (2024). Empirical economic analysis shows cost-effective continuous manufacturing of cultivated chicken using animal-free medium. Nature Food, 5, 693-702.
Risner, D., Li, F., Fell, J. S., Pace, S. A., Siegel, J. B., Tagkopoulos, I., & Spang, E. S. (2020). Preliminary techno-economic assessment of animal cell-based meat. Foods, 10(1), 3.
Sinke, P., Swartz, E., Sanctorum, H., van der Giesen, C., & Odegard, I. (2023). Ex-ante life cycle assessment of commercial-scale cultivated meat production in 2030. The International Journal of Life Cycle Assessment, 28(3), 234-254.
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Smetana, S., Profeta, A., Voigt, R., Kircher, C., & Heinz, V. (2021). Meat substitution in burgers: Nutritional scoring, sensorial testing, and life cycle assessment. Future Foods, 4, 100042.
Tuomisto, H. L., Allan, S. J., & Ellis, M. J. (2022). Prospective life cycle assessment of a bioprocess design for cultured meat production in hollow fiber bioreactors. Science of the Total Environment, 851, 158051.
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