Note sur le statut épistémique de ce texte : Cet article reflète mes réflexions personnelles et n’a pas fait l’objet d’une revue de littérature exhaustive ou d’un travail académique approfondi. J’estime néanmoins que ces idées méritent d’être partagées pour enrichir notre discussion collective sur notre relation aux animaux.
Imaginons un être d’une autre planète observant nos relations avec les autres animaux. Il noterait peut-être dans son petit carnet extraterrestre : « Les humains appellent ‘amour’ le fait d’adopter et caresser certaines créatures, d’en manger d’autres, d’en admirer certaines de loin, d’en exterminer beaucoup, d’en protéger quelques-unes et d’en exploiter la plupart. » Notre observateur extraterrestre conclurait-il à un usage cohérent du concept d’amour, ou y verrait-il plutôt le masque linguistique d’une relation fondamentalement ambivalente ?
I Qu’est-ce que l’amour ?
Avant d’examiner notre relation aux animaux, définissons ce que nous entendons généralement par « amour ». Dans son acception la plus noble, on pourrait penser que l’amour implique :
- Une reconnaissance et un respect de l’altérité de l’être aimé
- Un souci désintéressé pour son bien-être
- Une volonté de protéger son autonomie et ses intérêts propres
- Une considération pour sa valeur intrinsèque, indépendamment de son utilité pour nous
Or, lorsque nous déclarons « aimer les animaux », ces critères sont-ils véritablement satisfaits ? Le terme d’amour, tel que nous l’employons à l’égard des animaux, ne recouvre-t-il pas plutôt un ensemble d’attitudes émotionnelles positives mais conditionnelles, extrêmement variables selon les contextes sociaux, économiques et culturels ? Cette ambiguïté fondamentale n’est pas un simple défaut de cohérence individuelle, mais révèle plutôt la nature polymorphe de notre relation aux autres animaux. Aimer les animaux peut signifier les apprécier esthétiquement, les chérir comme compagnons, respecter leur existence intrinsèque, ou encore valoriser leur place dans un écosystème.
Savoir ce qu’est exactement cet amour est important, car c’est un thème qui revient souvent quand certaines personnes questionnent le traitement que nous infligeons aux autres animaux. Ainsi l’éleveur qui déclare “aimer ses animaux” déploie plus ou moins consciemment un bouclier rhétorique puissant : comment pourrait-on soupçonner de cruauté celui qui affirme son attachement à ces mêmes êtres qu’il élève ? L’amour devient alors un alibi qui neutralise la critique et maintient le statu quo. Plus cyniquement quand l’industrie de l’élevage s’approprie le discours de “l’amour des animaux”, elle opère un tour de force sémantique remarquable : elle transforme un sentiment habituellement associé au soin et au respect en justification d’une relation fondamentalement utilitaire, rendant ainsi la critique des conditions d’élevage non seulement illégitime mais presque blasphématoire.
A l’inverse, les militantes animalistes qui disent aimer les animaux se font taxer de sensiblerie, permettant ainsi de réduire au silence leurs revendications [1]. Cette disqualification ne date pas d’hier puisqu’on l’a retrouvait déjà au 19e siècle à l’encontre des militantes contre la vivisection. Autant de raisons donc de s’interroger sur le concept d’amour.
II Les multiples visages de l’amour des animaux
Notre relation affective aux animaux se décline en plusieurs formes distinctes qui partagent le même vocable d’ »amour » tout en recouvrant des réalités profondément différentes. Examinons-les pour comprendre leurs spécificités et contradictions internes:
1. L’amour contemplatif : la fascination esthétique et intellectuelle
A mon sens, la première forme d’amour que nous éprouvons relève d’une fascination distanciée pour la diversité et les capacités extraordinaires du monde animal, et se distingue généralement par les caractéristiques suivantes :
- Un émerveillement intellectuel devant la complexité des espèces
- Une appréciation esthétique de leurs formes et comportements
- Une gratitude pour les sentiments qu’elles font naître en nous
- Un sentiment qui s’adresse davantage aux espèces qu’aux individus
C’est cette fascination que l’on retrouve chez les enfants lorsqu’ils apprennent l’existence d’un nouvel animal aux capacités étonnantes. C’est cette même fascination que je ressens lorsque je songe par exemple aux baleines, ces cathédrales sous-marines qui tissent entre elles des symphonies traversant les océans sur des centaines de kilomètres, parlant une langue aux subtilités millénaires que nos technologies les plus sophistiquées commencent à peine à décoder. Ou encore mon émerveillement par rapport aux bernard-l’hermite, véritables diplomates des estrans, dont certains membres chorégraphient d’astucieuses cérémonies d’échange de coquilles, quand d’autres nouent avec des anémones une alliance surprenante, où le venin de l’une devient le rempart vivant de l’autre.
Il y a quelque chose d’inexplicablement beau et profondément touchant à en apprendre plus sur la complexité des individus qui nous entourent. Peut être même encore plus depuis que nous savons que nous sommes tous les héritiers diversifiés d’un unique pionnier multicellulaire qui a initié l’extraordinaire tapisserie de la vie animale, faisant de chaque créature qui rampe, nage, vole ou marche aujourd’hui les branches éloignées mais indéniablement liées d’une même et ancienne famille. Mais contrairement à l’amour que je porte aux membres de ma famille, celui-ci n’est pas à destination d’individus. Si on peut parler d’amour, il s’agit donc plutôt d’un amour contemplatif et intellectuel, une gratitude pour les sentiments que ces espèces font naître en nous, et qui n’a que peu de rapport avec la manière dont nous interagissons avec les animaux autour de nous.
C’est aussi un amour qui dépend de la capacité de différentes espèces animales à faire naître ce sentiment d’émerveillement en nous, et donc de leur représentation dans nos imaginaires collectifs. Or l’immense majorité des espèces animales demeurent absentes de ces récits collectifs, invisibilisées par leur apparente banalité ou leur éloignement de nos préoccupations esthétiques et symboliques. Notre fascination s’avère ainsi culturellement conditionnée, limitée aux créatures que nos sociétés ont déjà investies de significations particulières. Cette problématique se retrouve cristallisée dans le concept “d’espèce charismatique”, qui désigne les animaux suscitant une forte réponse émotionnelle chez les humains. La forte attractivité des espèces charismatiques entraîne un déséquilibre dans les efforts de conservation : pandas, éléphants, tigres et baleines bénéficient d’une attention médiatique considérable et de financements des centaines de fois supérieurs à ceux accordés aux espèces moins séduisantes.
2. L’amour fonctionnaliste : valoriser le rôle écologique
Une conception plus récente valorise les animaux pour leurs fonctions écosystémiques:
- Appréciation des abeilles pour leur rôle de pollinisatrices
- Valorisation des prédateurs pour leur fonction régulatrice
- Considération pour les animaux détritivores et décomposeurs
Cet amour fonctionnaliste demeure profondément instrumental, hiérarchisant les espèces selon leur utilité perçue pour les systèmes naturels dont nous dépendons. Il traduit une vision écosystémique où l’individu animal disparaît derrière sa fonction écologique.
3. L’amour relationnel : l’attachement né de l’interaction
Contrairement à la fascination distante pour des espèces que nous n’avons jamais rencontrées, une forme plus intime d’amour émerge de nos interactions quotidiennes avec les animaux. Cet attachement relatif à la proximité se manifeste principalement envers nos animaux domestiques. Nous développons avec eux des relations quasi-familiales [2], une complicité tissée de routines partagées et de communications non-verbales affinées au fil du temps. Cette forme d’amour est profondément contextuelle : elle se construit dans l’histoire commune, les regards échangés, les habitudes établies. Elle n’est pas sans rappeler nos attachements humains. D’une manière générale, cet amour :
- Se construit dans la durée, à travers des routines partagées
- Implique une reconnaissance de la singularité et de la personnalité de l’animal
- Produit un lien affectif comparable à certains liens familiaux humains
- Génère un souci pour le bien-être individuel de l’animal aimé
Pourtant, cette forme d’amour repose aussi sur un paradoxe : nos compagnons non-humains sont généralement choisis, élevés et parfois même sélectionnés génétiquement pour répondre à nos attentes affectives. Les chiens, par exemple, ont été façonnés au fil des millénaires pour lire nos émotions avec une acuité remarquable, pour nous témoigner une fidélité que nous associons spontanément à l’amour. On peut légitimement se demander si ce que nous appelons « amour » n’est pas, dans ce cas précis, l’appréciation narcissique d’une dépendance que nous avons nous-mêmes créée.
Car il faut bien reconnaître que cet amour est exclusif et sélectif : nous réservons cette attention particulière à quelques espèces privilégiées, quelques individus élus. Quand une personne déclare « j’aime les animaux » tout en limitant ses interactions affectives à son chat persan ou son labrador, elle témoigne en réalité de la nature compartimentée de cet amour. Notre attachement à ces compagnons de vie coexiste rarement avec une préoccupation équivalente pour le bien-être des millions d’autres animaux que nous ne connaissons pas personnellement.
4. L’amour utilitaire : la rhétorique affective dans l’exploitation
Dans le contexte de l’élevage émerge une forme particulièrement ambivalente d’amour, que l’on pourrait qualifier d’ »amour utilitaire ». Cette conception:
- Affirme une affection sincère tout en maintenant une relation d’exploitation
- Rend compatible l’attachement émotionnel avec la mise à mort programmée
- Valorise l’animal principalement pour sa fonction productive
- Permet une reconnaissance partielle de l’individualité de certains animaux du troupeau
Cette conception paradoxale de l’amour autorise une instrumentalisation complète de l’être prétendument aimé. Elle représente peut-être la distorsion la plus significative du concept d’amour tel que nous l’entendons habituellement dans les relations humaines, où l’instrumentalisation est généralement perçue comme antithétique à l’amour véritable.
Le discours de « l’amour pour les animaux » devient alors un instrument rhétorique puissant, capable de réconcilier des pratiques apparemment contradictoires. Lorsqu’un éleveur déclare aimer ses animaux tout en organisant leur existence en fonction de leur valeur productive, il opère une compartimentalisation cognitive surprenante.
Cette conception s’ancre souvent dans une tradition pastorale idéalisée, celle du berger attentionné veillant sur son troupeau. Pourtant, l’industrialisation massive de l’élevage a profondément transformé cette relation [3]. L’animal individuel y disparaît totalement au profit d’une masse anonyme, où le soin apporté répond à une logique différente de celle que suggère le terme « amour ». Les soins prodigués visent principalement à maintenir la productivité et la rentabilité économique : les traitements vétérinaires, l’alimentation et les conditions de vie sont optimisés pour maximiser la production (de lait, d’œufs, de viande) tout en minimisant les coûts. Cette approche diffère fondamentalement d’une conception du soin qui placerait les intérêts propres de l’animal et son expérience subjective au centre des préoccupations. Pour le dire autrement, l’animal n’est pas soigné parce qu’il importe en tant qu’individu, mais parce que sa santé est une condition nécessaire à sa productivité économique. Cette distinction est cruciale pour comprendre pourquoi l’affirmation « j’aime mes animaux » peut coexister, sans contradiction apparente pour celui qui l’énonce, avec des pratiques qui restreignent sévèrement l’expression des comportements naturels de ces mêmes animaux ou qui acceptent certaines souffrances comme un « mal nécessaire » à la production.
Dans ce contexte, « l’amour des animaux » devient un récit réconfortant que nous nous racontons collectivement, masquant la réalité d’un système qui réduit des êtres sensibles à leur valeur marchande. Certains éleveurs parviennent à maintenir des relations privilégiées avec quelques individus du troupeau – la vache préférée, la brebis docile – tout en acceptant le sort réservé à l’ensemble, comme si cette attention sélective suffisait à justifier moralement l’entreprise dans sa globalité.
Dans ce cadre, aimer devient compatible avec, voire autorise, le fait de disposer entièrement de la vie d’autrui, de la façonner selon nos besoins et désirs. Cette conception de l’amour, qui nous semble aujourd’hui profondément toxique dans nos relations humaines, devient néanmoins acceptable lorsqu’elle s’applique aux animaux. Elle révèle une hiérarchisation implicite où notre affection, aussi sincère soit-elle, ne remet jamais fondamentalement en question notre position dominante.
III Au delà de l’amour
1. Les limites de l’amour comme fondement éthique
Si nous devions esquisser les contours de ce que nous appelons « l’amour des animaux » à partir des observations précédentes, nous serions confrontés à un objet conceptuel profondément hétérogène. Ce que nous désignons commodément comme « amour des animaux » pourrait alors se définir comme un ensemble d’attitudes émotionnelles positives envers certains êtres non-humains, attitudes profondément modulées par nos cadres culturels, économiques et historiques. L’amour que nous professons apparaît moins comme un sentiment universel que comme le reflet de nos intérêts, tantôt contemplatifs, tantôt affectifs, tantôt économiques. Il s’agit d’un sentiment à géométrie variable, s’adaptant aux contextes et aux usages que nous faisons des animaux concernés.
Cette plasticité conceptuelle pose légitimement la question de la pertinence même de ce terme, dont l’examen critique révèle plusieurs contradictions majeures:
- L’instrumentalisation de l’être aimé : dans le cas de l’amour utilitaire et fonctionnaliste, l’animal « aimé » reste avant tout valorisé pour son utilité. Cette conception serait considérée comme toxique dans les relations humaines, où nous condamnons généralement l’instrumentalisation de personnes prétendument aimées.
- La compatibilité avec la souffrance imposée : notre amour pour les animaux s’accompagne souvent d’une acceptation de souffrances que nous leur imposons directement. Ce paradoxe atteint son paroxysme dans l’élevage où l’amour proclamé coexiste avec des pratiques douloureuses (castrations sans anesthésie, confinement extrême, séparations précoces mère-enfant).
- La sélectivité arbitraire : l’attribution de notre amour repose sur des critères largement extérieurs à l’animal lui-même – son apparence, son utilité réelle ou supposée, sa proximité culturelle avec nous.
- La négation de l’autonomie : l’amour implique généralement le respect de l’altérité et de l’autonomie de l’être aimé. Or, notre relation aux animaux « aimés » comprend presque toujours leur soumission totale à nos intérêts et désirs.
Cette analyse me conduit à une question cruciale : avons-nous besoin d’aimer les animaux pour agir de manière juste et éthique envers eux ? Les avancées en matière de droits civiques, d’égalité des genres ou de droits des personnes handicapées ne se sont pas construites sur l’impératif d’aimer les groupes concernés, mais sur la reconnaissance de leur dignité intrinsèque et de leurs droits fondamentaux [4].
Prenons l’exemple du handicap : nous n’exigeons pas des architectes qu’ils « aiment » les personnes à mobilité réduite pour concevoir des bâtiments accessibles, ni des employeurs qu’ils éprouvent une affection particulière pour embaucher sans discrimination. Ce qui fonde l’éthique dans ce domaine n’est pas un sentiment, mais la reconnaissance d’une obligation morale indépendante de nos dispositions affectives.
L’amour, par sa nature même, présente des limites importantes comme fondement d’une éthique animale cohérente. En tant qu’émotion, l’amour est variable, inégalement distribué et fortement influencé par nos conditionnements culturels. Fonder nos obligations morales sur ce sentiment revient à les rendre contingentes et arbitraires. L’amour souffre également de son caractère sélectif : notre capacité d’attachement émotionnel est naturellement limitée à un cercle restreint. Or, une éthique animale cohérente devrait pouvoir s’appliquer à tous les êtres sensibles, qu’ils nous apparaissent ou non comme « aimables ». Surtout, comme nous l’avons vu, le concept d’amour peut être détourné pour justifier des pratiques problématiques. Sa malléabilité permet de légitimer des systèmes d’exploitation sous couvert d’affection. Enfin, l’amour implique une focalisation sur nos sentiments plutôt que sur les droits des animaux : le discours de l’amour des animaux maintient l’humain au centre de la relation, faisant de nos sentiments, plutôt que des intérêts des animaux, le critère de notre conduite.
Notre relation éthique aux animaux peut s’affranchir de l’impératif affectif pour s’ancrer dans une reconnaissance plus robuste de leur valeur intrinsèque. La considération morale due aux animaux ne devrait pas fluctuer selon notre capacité à les trouver beaux, attachants, fascinants ou utiles. Elle devrait plutôt découler d’une reconnaissance de leur sentience, de leurs intérêts propres, et de leur droit fondamental à ne pas souffrir inutilement.
2. Une éthique au-delà de l’affection
Se méfier de la rhétorique de l’amour, c’est reconnaître que les animaux n’ont pas besoin de notre affection pour mériter notre considération morale. Ce que nous leur devons relève moins du sentiment que de la justice – une justice qui s’applique indépendamment de notre capacité à nous émouvoir pour eux.
Abandonner cette rhétorique affective ne signifie pas renoncer à toute relation significative avec les autres habitants de notre planète, mais plutôt établir cette relation sur des fondements plus solides, où le respect de l’altérité et la reconnaissance des intérêts propres à chaque être sensible priment sur nos projections sentimentales.
Car en définitive, ce n’est pas d’amour que les animaux ont besoin de notre part, mais de cette forme de justice qui commence par la simple reconnaissance qu’ils existent pour eux-mêmes, et non pour nous.
Tom Bry-Chevalier
Je remercie Joséphine Guichard et Thibault Brisville pour leur relecture et suggestions pour ce texte.
[1] L’emploi du féminin ici n’est pas anodin, témoignant à la fois de la plus grande part de femmes au sein de la cause animale, ainsi que du fait qu’elles sont davantage susceptibles d’être taxées de sensiblerie que les hommes.
[2] Un sondage Ipsos de 2023 trouve ainsi que 68% des Français considèrent leur animal de compagnie comme un membre de la famille.
[3] Il convient de nuancer cette idée d’une rupture historique dans la relation entre éleveurs et animaux. S’il serait romantique et sans doute inexact d’imaginer un passé idyllique où les animaux d’élevage auraient été considérés comme des individus à part entière, l’industrialisation a néanmoins modifié quantitativement cette relation, notamment par l’augmentation considérable du nombre d’animaux par exploitation. Un éleveur traditionnel pouvait connaître individuellement quelques dizaines d’animaux tandis que les élevages industriels contemporains peuvent compter des centaines, voire des dizaines de milliers d’animaux lorsqu’il est question d’oiseaux, rendant toute relation individualisée matériellement impossible.
[4] On note même à l’inverse que l’invocation de “l’ami Noir (gay, musulman, etc.)” sert régulièrement d’alibi moral pour évacuer toute accusation de racisme, homophobie. Cette instrumentalisation de l’amour n’est pas sans rappeler celle des éleveurs vis à vis de leurs animaux.
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