Hier, j’ai posté sur Twitter une photo de mon repas, en soulignant que j’étais très impressionné par un “poulet” végétal que je trouvais visuellement bluffant. En quelques heures, j’ai reçu des dizaines de messages insultants. Un des points communs de leurs auteurs ? Ils partageaient de nombreux contenus très marqués à droite. Cette observation n’a rien d’exceptionnel ou de surprenant : plusieurs études étayent le lien entre opposition à une alimentation végétale et appartenance politique de droite.

Source : Sondage IFOP pour Darwin Nutrition : Viande, genre et politique

L’alimentation est depuis longtemps un sujet politique. Et la viande, notamment celle de cochon, un symbole de droite voire d’extrême droite. Il y a 20 ans on assistait déjà aux premières “soupes identitaires”, des soupes populaires organisées par l’extrême droite et qui incluaient systématiquement de la viande de cochon afin d’exclure de facto les musulmans des potentiels bénéficiaires. Aujourd’hui encore, de nombreuses fêtes autour du cochon sont organisées par l’extrême droite. Plus généralement, le repas traditionnel « à la française » – nécessairement riche en viande – est instrumentalisé par l’extrême droite comme un outil de conquête culturelle et politique

Comme souvent lorsqu’on parle de panique morale, les États-Unis ont une longueur d’avance sur nous. Le steak y est depuis plusieurs années devenu un symbole immanquable de la “guerre culturelle” que se livrent démocrates et républicains. Jan Dutkiewicz et Gabriel N. Rosenberg l’analysent dans un récent article intitulé “Why Right-Wingers Are So Afraid of Men Eating Vegetables” : “des références désobligeantes des trolls de droite à propos des « hommes soja » à l’adoption de régimes hypermasculins « carnivores », il est clair que les fantasmes les plus sombres des conservateurs ne concernent pas seulement les menaces pesant sur un aliment de base, mais concernent aussi les menaces pesant sur la liberté, l’intégrité corporelle et la masculinité des hommes américains.” 

De plus, l’attachement à la viande et le rejet du végétarisme s’accompagnent parfois d’une théorie du complot selon laquelle une cabale d’élites mondialistes (idéalement en lien avec le forum économique mondial) conspire pour que tous les habitants de la planète mangent des insectes au lieu de burgers. Et je suis au regret de vous informer que cette théorie loufoque est déjà en train de se propager en Europe

Mais il n’y a pas toujours besoin de viande bien saignante pour que la gastronomie devienne instrumentalisée par l’extrême droite. En Italie la cuisine “traditionnelle » est devenue un leitmotiv pour les politiciens de droite, comme l’étaient les belles jeunes femmes et le football à l’époque de Berlusconi. Dans le cadre de sa campagne électorale en 2022, la Première ministre Giorgia Meloni a publié une vidéo TikTok dans laquelle une vieille dame lui apprenait à sceller des tortellini. L’islamophobie n’est cependant jamais très loin, comme le témoigne l’anecdote rapportée par cet excellent article du Financial Times

En 2019, l’archevêque de Bologne, Matteo Zuppi, a suggéré d’ajouter des « tortellini de bienvenue » sans porc au menu de la fête de San Petronio. Il s’agissait d’un geste d’inclusion, invitant les citoyens musulmans à participer aux célébrations du saint patron de la ville. Le leader d’extrême Matteo Salvini, n’était pas d’accord. « Ils essaient d’effacer notre histoire, notre culture », a-t-il déclaré.”

Pourtant, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la garniture des tortellini ne contenait pas de porc, la farce des tortellini étant faite à base de volaille dans les recettes les plus anciennes. Ceci n’est qu’un des nombreux exemples témoignant que ce que nous considérons comme une tradition, n’en est en fait pas une, ou s’avère bien plus récent.

On parle parfois de “gastronationalisme” ou de nationalisme gastronomique pour désigner ces tentatives de mettre la gastronomie au service d’une idéologie nationaliste ou xénophobe. 

L’expression de “grand remplacement” désignant une théorie complotiste raciste n’est pas anodine dans ce contexte.

En France aussi, beaucoup de nos traditions alimentaires sont en réalité assez récentes. La plupart des spécialités françaises que nous connaissons aujourd’hui sont en réalité apparues à la fin du 19e siècle. Comme le bœuf bourguignon, dont on retrouve la première citation en 1878 et dont les origines semblent bien plus parisiennes que bourguignonnes. La consommation élevée de viande elle-même est loin de correspondre à une cuisine traditionnelle et authentique. Elle a plus ou moins doublé depuis les années 50, et plus on remonte dans le temps, plus elle est anecdotique pour le commun de la population. Mais cela n’empêche pas les opportunistes de jouer la carte vieille France pour vendre leur camelote, qu’il s’agisse de steakhouses ou d’une idéologie conservatrice. 

Au-delà de la question du nationalisme gastronomique, on pourrait également parler du lien de mieux en mieux documenté entre virilisme – une valeur clairement inscrite à droite – et consommation de viande, qui a fait l’objet dès l’année 1990 du sujet du livre “The Sexual Politics of Meat” de Carol J. Adams, ou en France plus récemment avec l’essai de l’autrice Nora Bouazzouni : “Faiminisme Quand le sexisme passe à table”. Popularisés par Jordan Peterson et une série d’influenceurs en ligne comme le Liver King, les régimes carnivores sont vantés comme une solution pour rendre aux hommes leur masculinité. On observe d’ailleurs en France une consommation de viande bien plus importante en moyenne chez les hommes que chez les femmes : 61,2 g par jour contre 34,1 g par jour respectivement. Enfin, une étude récente souligne une plus grande adhésion aux stéréotypes sexistes chez les gros consommateurs de viande rouge.

Il est intéressant de noter que le terme même de viande n’a pas toujours été limité à la chair animale. Jusqu’au XVIIe siècle, il désignait tout ce qui peut entretenir la vie (vivenda), c’est-à-dire la nourriture en général. Madame de Sévigné appelait ainsi « viandes » une salade de concombres et de cerneaux.  Jusqu’au début du 20e siècle, le terme viande  pouvait être utilisé pour désigner un ensemble bien plus hétéroclite de mets. L’usage de termes comme « viande végétale », plus qu’une dénaturation du terme “viande”, s’apparente davantage à un retour aux sources étymologique. 

L’instrumentalisation de la viande comme symbole culturel et politique par toute une galaxie de groupes de droite n’est plus à démontrer. Mais que vient faire la viande végétale là-dedans ? Je vous propose quelques pistes de réflexions personnelles.

A mon sens, la viande végétale dérange une partie de la droite pour au moins trois raisons. 

D’une part, de par sa dimension végétale et donc castratrice vis-à-vis d’une virilité basée sur l’hyperconsommation de viande. L’insulte “soy boy” – que l’on voit parfois traduite en “homme-soja” en français – en est un bon exemple. Née et popularisée dans des espaces de discussion proches de l’extrême droite, elle est couramment utilisée pour se référer à un homme jugé efféminé. Elle se base sur l’idée erronée que des phytoœstrogènes contenus dans le soja agissent comme des hormones féminisantes. Elle est donc par extension également employée à l’égard des hommes végétariens ou véganes. L’injonction à la réduction de la consommation de viande se retrouve alors interprétée comme une attaque à l’encontre de la masculinité, et les recommandations à aller vers une alimentation plus végétale comme un outil au service de la dévirilisation des hommes. Il n’est pas étonnant dès lors que les personnes défendant un modèle de société basé sur une répartition rigide des rôles de genre et le fantasme d’hommes hyper virils luttent activement contre les viandes végétales.

Une autre motivation est à aller chercher dans le caractère transformateur de la viande végétale vis-à-vis de la gastronomie; perçue à tort ou à raison comme “traditionnelle”. Bien plus qu’à une expérience gustative précise, la tradition culinaire se retrouve définie par la nature même des aliments employés. La viande végétale, parce qu’elle se substitue explicitement à la viande conventionnelle, est aisément perçue comme une menace directe aux recettes traditionnelles carnées. Le risque est alors multiple : rendre certaines recettes françaises plus inclusives vis-à-vis des personnes ayant des restrictions alimentaires liées à leur foi, la perte de certains symboles identitaires, ou encore la transformation d’un mode de vie conservateur lié à des valeurs traditionnelles et identitaires jugées moralement supérieures. Le rejet de la viande végétale est en même temps présenté comme un soutien aux agriculteurs (dont on oublie rapidement qu’ils produisent aussi les légumineuses utilisées pour les substituts à la viande), représentants par excellence d’un mode de vie rural et traditionnel fantasmé. 

Enfin, je pense qu’une dernière explication naît de craintes partagées plus largement par la population concernant des enjeux sanitaires et économiques liés aux viandes végétales. On nous le répète depuis suffisamment longtemps : les produits ultra transformés sont mauvais pour la santé. Si cette heuristique a quelques mérites, elle constitue en revanche un bien mauvais guide dès qu’elle s’applique aux viandes végétales. Des études récentes remettent ainsi en cause l’idée que le caractère ultra transformé des aliments d’origine végétale serait un danger pour la santé tout en soulignant les effets positifs sur la santé des viandes végétales par rapport à certaines viandes conventionnelles. Pour l’extrême droite qui met souvent au cœur de son discours l’idée de pureté, il n’est pas étonnant que le caractère ultra transformé d’un ingrédient soit une source de suspicion.  

On sait par ailleurs que l’extrême droite est particulièrement méfiante vis-à-vis de ce qui est associé “aux élites”. Or la viande végétale, parce qu’elle est aujourd’hui principalement financée par des fonds d’investissement et développée par des startups, offre une cible toute choisie pour exprimer son rejet de la mondialisation et des manigances secrètes d’élites économiques. Le fait que Bill Gates se soit à plusieurs reprises prononcé en faveur des protéines alternatives vient alimenter ce discours de défiance. Et peu importe si Bill Gates est par ailleurs le premier propriétaire terrien privé des États-Unis, possède de nombreuses fermes, finance des travaux de recherche en lien avec l’élevage et a récemment fait la pub d’un steakhouse dans une vidéo Youtube. L’extrême droite ne s’intéresse pas vraiment aux faits. Malgré la posture iconoclaste et anti-élite de ceux qui s’opposent à la viande végétale, les plus grands bénéficiaires de la guerre culturelle autour de la viande sont pourtant les intérêts commerciaux et politiques en place. C’est bien la FNSEA qui a aujourd’hui une influence majeure au ministère de l’agriculture, et non les quelques entreprises de viande végétale qui font régulièrement les frais de tentatives de politiques protectionnistes pour limiter leur développement.

Vu de loin, observer des grands bonhommes tout rouge dévorer des testicules crus pour affirmer leur virilité, et des conspirationnistes convaincus que les élites mondiales veulent les forcer à manger des insectes, a quelque chose de profondément ridicule et presque amusant. Cependant le risque est de nous faire passer à côté du réel danger qui nous guette : faire de la viande un enjeu de guerre culturelle tend à créer de nouveaux idéaux tribaux de consommation susceptibles de saper les changements politiques et systémiques nécessaires à la création d’un système alimentaire plus sain et plus durable, qui devra nécessairement impliquer une réduction drastique de notre consommation collective de viande.

Tom Bry-Chevalier

Une réponse

  1. Merci pour cet éclairage bienvenu, qui me permet de donner un peu plus de sens à l’inquiétude que je constate régulièrement chez des gens soucieux que les végétaxiens n’usurpent pas le beau nom de « saucisse » sans demander la permission !

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